L’Hôtel Ruhl à Nice : la mort d’un symbole désuet

L'hôtel Ruhl à Nice, palace sur la Promenade des Anglais, disparu
LE PALACE FANTÔME DE LA PROMENADE DES ANGLAIS – Au début des années 1970, le suranné Hôtel Ruhl de Nice s’écroule : la Cité des Anges étête un fleuron de l’architecture azuréenne, édifié avant-guerre, pour laisser place au moderne Méridien. L’âme tourmentée du Ruhl flâne toujours…

Le choc de la destruction puis du contraste architectural entre les deux complexes hôteliers marque encore la mémoire collective. LHôtel Ruhl représente en effet un symbole, à plusieurs égards : implantation sur la Promenade des Anglais ; luxe et volupté de la grande bourgeoisie voire de la noblesse itinérante de la Riviera ; expression d’un architecte local mythique, Charles Dalmas (1863-1938), particulièrement présent sur la Côte d’Azur.

L’Hôtel Ruhl, le premier palace sur la Promenade des Anglais

L’histoire de l’Hôtel Ruhl est indissociable de celle de la fameuse Promenade des Anglais. L’aménagement de ce site promis à un bel avenir connaît un tournant important en 1844, lorsque le Camin dei Inglès, municipalisé, est prolongé jusqu’aux Beaumettes, à l’ouest ; il prend alors sa dénomination définitive. Onze ans plus tard, la Promenade est élargie à 8 m et voit pousser son premier hôtel, l’Hôtel Victoria. L’épopée de l’hôtellerie niçoise commence véritablement.

L’Hôtel Ruhl naît des ruines de l’Hôtel des Anglais. Construit vers 1860, en bord de mer, cet hôtel luxueux de voyageurs affichent de singulières allures exotiques qui satisfont en particulier le goût des colons britanniques. Les clients hivernants au long court y réservent des appartements, profitant ainsi d’un climat clément. Néanmoins, malgré le confort de cet établissement (cabinets de toilettes, chauffage à vapeur, ascenseur hydraulique) et les agrandissements successifs, la mode change et les exigences se font plus pointues. Comme à Paris l’été  le Paris-Nice est mis sur rail en 1864 , l’élite internationale aime se retrouver en terrasse des cafés, d’où elle peut observer le ballet mondain dansant sur la Promenade, achevée en 1904. 

À cet égard, le géopolitologue Franck Debié (né en 1966) fait remarquer que la promenade maritime apparaît comme une nouvelle forme urbaine venant remplacer le jardin de plaisir.  Jusque-là, la riche bourgeoisie paie l’entrée à ce type de parc réservé pour accéder à « un mélange de curiosités (fausses ruines, peintures en trompe-l’œil, rocailles, miroirs), débits de boisson, pistes de danses, boutiques, jeux d’argent et spectacles (concerts, feux d’artifices) ». Or, la promenade niçoise propose de telles festivités variées grâce à ses casinos dès 1867, dont celui de la Jetée-Promenade (1891) avec son restaurant, ou encore au Cercle de la Méditerranée (1872). Sans oublier le passage des attelages liés aux courses de l’hippodrome du Var depuis 1869, les carnavals, les batailles de fleurs et les frivolités des jardins publics (en particulier, extensions du jardin Albert-Ier, situé en face du Ruhl).

Les mutations urbaines et des sociabilités mondaines nécessitent une adaptation de l’activité hôtelière : vient le temps des palaces et de la spéculation foncière. Les premiers établissements de cette sorte sont édifiés à la toute fin du XIXe siècle sur la colline du Carabacel-Cimiez. On ne loue plus des appartements, mais des chambres grandioses et un personnel asservi. Ainsi, la Société générale des entreprises d’hôtels, derrière laquelle se cache une association de capitaux à l’initiative de l’homme d’affaires Henri Ruhl (1882-1955), achète l’Hôtel des Anglais. Audacieux, il n’en est pas à son coup d’essai sur la Côte d’Azur ; il projette l’érection d’un monument gigantesque non pas sur les hauteurs de la ville mais près de l’embouchure du fleuve Paillon.

Une œuvre éclectique de la Belle Époque

Charles Dalmas est l’architecte de l’Hôtel Ruhl et des Anglais (nommé ainsi à ses débuts), inauguré en 1913. L’enfant du pays, revenu chez « la fiancée du soleil » après des études parisiennes, a déjà livré en janvier 1911, également sous l’égide de Henri Ruhl, le Carlton de Cannes. L’extérieur des deux géants se ressemble d’ailleurs, avec leurs deux dômes et leurs avancées. De fait, la façade est davantage conventionnelle et se rapproche de celle des immeubles de rapport de la Capitale. Dalmas répète à l’envie cette enveloppe-type à l’ordonnancement classique. Cela aboutit à une certaine homogénéité caractéristique de l’architecture hôtelière azuréenne, harmonie élevée au rang de l’élégance et du raffinement absolus, contre les inquiétantes innovations ornementales. 

1. Nice Côte d’Azur Hôtel Ruhl. Carte postale. Source : Archives Nice Côte d’Azur.
2. Façade sur la Promenade des Anglais. 3. Détail de façade. Entrée de la descente à couvert. 4. Détail d’un des grands côtés du hall. 5. Le hall. 6. La grande salle à manger. 7. Plan du sous-sol. 8. Plan du rez-de-chaussée. 9. Plan des étages. « L’Hôtel Ruhl à Nice », La Construction moderne, janvier 1927. © BMVR de Nice.
10. et 11. Menu du repas du Réveillon, le 25 décembre 1935. Source : collection de la bibliothèque municipale de Dijon.

En outre, Dalmas opte pour un intérieur de style « Louis XVI moderne », mêlant différentes inspirations bourboniennes, tout en l’adaptant à la douceur de vivre niçoise. Considéré comme indémodable, cet esthétisme rassure car il est familier à la haute bourgeoisie qui fréquente ces palaces.
Parmi les éléments notables se distingue d’abord la salle de restaurant, parallèle à la Promenade des Anglais (image n° 6) : dimensions exceptionnelles (16 m x 40 m), magnifique vue mer grâce à de grandes baies, arcades soutenues par des colonnes et des pilastres en marbre de Sienne, coupoles tels de brillants voiles de soie, tribune pour l’accueil d’un orchestre et, cerise sur le gâteau, ouverture sur une splendide terrasse plein sud.

Continuons notre parcours remarquable avec le hall central (images n° 4 et n° 5) et sa coupole-verrière grandiose (18 m x 12 m), accessible par une galerie ouverte ornée de colonnes ioniques. Pensé à l’origine pour le repos des clients, ce hall fait office à partir de 1924 de salle de thé et des fêtes. Il est orné de panneaux décoratifs dotés de glaces, de menuiseries en acajou et propose des niches intimistes. Côté rue Halévy, une spacieuse salle munie d’un bar américain fait le bonheur des clients.

Les cinq étages distribuent 300 coquettes chambres, de style Louis XVI, Louis XIV et des frères Adam, qui bénéficient toutes d’un oriel ou d’un grand balcon. Leur agencement, basé sur un vestibule ouvrant sur une salle de bains et la chambre proprement dite, est perceptible de l’extérieur. 50 autres chambres, moins fastueuses, complètent le palace.

Des guerres au tourisme de masse : le glas du Ruhl

À l’instar de nombre d’hôtels, le Ruhl subit les affres de la Première Guerre mondiale ; les voyages des élites sont limités, et la Révolution russe de 1917 prive la Côte d’Azur d’une importante clientèle. De plus, l’attrait pendant la saison d’hiver bat de l’aile : les séjours se raccourcissent, tandis que les Américains commencent à prendre pied plutôt l’été. Or, la Promenade des Anglais n’est pas adaptée au tourisme estival, car il y fait bien trop chaud ! L’ouverture à l’année des palaces dans les années 1920-1930, l’édification du colossal Palais de la Méditerranée sur la Prom’ (par Dalmas père et fils, 1929) ainsi que l’appétit des Anglais pour les sports nautiques maintiennent un certain intérêt et une ambiance festive. Mais la crise de1929 finit d’achever des établissements déjà fragilisés, dont le célèbre Excelsior Hôtel Regina (1935). Avec les lois sociales, c’est aussi le début de la chute d’un système qui repose sur le dévouement sans faille d’une myriade d’employé.e.s. 

Autre phénomène qui contribue à la perte de l’Hôtel Ruhl : les progrès de l’automobile, à cause de laquelle les voies de circulations sont élargies au dépens des espaces verts et de la tranquillité des piétons. La Promenade, réaménagée, prend des airs de Beach boulevard ou de parkway* ; un paysage relativement pittoresque s’efface au profit d’un panorama plus standardisé, bruyant, surpeuplé. Les marinas et les demeures de l’arrière-pays niçois incarnent dès lors le privilège du calme.

Sous le joug allemand pendant l’Occupation, l’Hôtel Ruhl est ensuite sous séquestre. Pendant les Trente Glorieuses, le développement du tourisme de masse, favorisé par les congés payés, conduit les hôteliers et l’ensemble des professionnels de la Côte d’Azur à diversifier les activités proposées. L’entre-soi mondain n’est donc plus ce qu’il était, ce qui affaiblit encore l’économie du Ruhl. Dès la fin des années 1950, la transformation voire la démolition de ce palace, à l’architecture considérée comme futile, est actée dans le cadre d’une expropriation pour cause d’utilité publique.
Aujourd’hui, l’emplacement garde sa destination hôtelière, avec la construction du Méridien, moderne hôtel de luxe 4 étoiles qui a définitivement enterré le « Louis XVI moderne » et une certaine idée du luxe à la française.

Enfin, je finis en vous proposant quelques instants historiques de la vente aux enchères du mobilier de l’Hôtel Ruhl, présentés par… France Gall !

* Le parkway est « un tissu continu d’espaces verts, de parcs à l’anglaise et de voies plantées, reliant les quartiers résidentiels des grandes métropoles » (Isabelle Gournay, « Influence américaine sur l’environnement routier français », Monuments historiques, n° 134, 1984).

Pour les curieux

Candidature de Nice à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco (site dédié)
Publication du colloque « Tradition et grandeur de l’hôtellerie de luxe de la Côte d’Azur », 2013
Michel Steve, « L’architecture hôtelière sur la Riviera », Recherches régionales, n° 123, 1993
Franck Debié, « Une forme urbaine du premier âge touristique : les promenades littorales », Mappemonde, 1/1993
Michel Steve, « L’architecture niçoise de 1870 à 1914 », Cahiers de la Méditerranée, n° 43, 1/1991

Voir mon tableau L’Hôtel Ruhl à Nice sur Pinterest

Iconographie : Nice Côte d’Azur – Promenade des Anglais. Hôtel Ruhl la nuit. – éditions Giletta (Nice). Carte postale. Source : Archives Nice Côte d’Azur.

Envie de (re)découvrir d’autres hôtels luxueux ?
Plongez, toujours en bord de mer, dans l’histoire du Gallic à Dinard, trop souvent mal aimé car mal compris

L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.

Vagabondes, voleuses, vicieuses, Véronique Blanchard

DÉVIER, RÉSISTER – Inégalités d’une justice genrée, la force de la loi de la norme : ma chronique « hors les murs » (d’une mauvaise fille ?!) à découvrir grâce à Missives. Retour sur une époque où une courte fugue, une prétendue mauvaise fréquentation suffisaient pour être qualifiée de fuyarde et de prostituée, alors même que l’agressivité sexuelle masculine, naturelle, était acceptée.

Qui est l’autrice Véronique Blanchard ?

Véronique Blanchard est docteure en histoire, autrice de la thèse « Mauvaises filles ». Portraits de la déviance féminine juvénile (1945-1968), dont est issu l’ouvrage présenté ici. Elle est par ailleurs responsable du Centre d’exposition Enfants en justice XIXe-XXe siècles de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ).

Genre

Documentaire (publié en 2019)

5 thèmes clés

Justice des enfants ; genre ; déviance ; violences ; enfermement 

Vagabondes, voleuses, vicieuses en 50 mots

Après-guerre, la justice des mineurs punit les jeunes filles au regard de la norme et non de la loi. Objectif : défendre la moralité sexuelle. 3 figures se détachent ainsi des archives ; soi-disant délinquantes, fugueuses ou débauchées, ces ados finissent leur parcours judiciaire en hôpital psychiatrique, congrégation du Bon Pasteur, maison d’arrêt ou en école de préservation.

3 bonnes raisons de lire Vagabondes, voleuses, vicieuses

➽ Mesurer la toute-puissance, essentiellement masculine, qui contrôle les faits et gestes de ces filles : l’abusive « correction paternelle » et la partiale justice des mineurs.
Entendre la voix des victimes, dont les paroles et les textes sont abondamment retranscrits.
Rendre hommage à ces adolescentes rebelles qui, par leur désobéissance à l’injustice quotidienne, ont mis en marche les révolutions nationales et publiques à venir. 

MA CHRONIQUE COMPLÈTE SUR ☞ MISSIVES ☜

❝ Inégalités d’une justice genrée : la force de la loi de la norme ❞

Sommaire
L’espace public urbain, lieu de perdition
L’influence de l’imaginaire collectif et médical
Une catégorisation juridique brouillée

Iconographie : éditions François Bourin ; Vacances : camping en Écosse : [photographie de presse] / Agence Mondial, 1932. Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Un village pour aliénés tranquilles, Juliette Rigondet

Un village pour aliénés tranquilles de Juliette Rigondet, un colonie psychiatrique à Dun-sur-Auron dans le Cher
DERNIÈRE CHANCE – Dun-sur-Auron, l’épreuve de la colonie féminine psychiatrique : retrouvez ma chronique « hors les murs » sur Missives. Un huis clos peu connu, qui subsiste depuis 1892, où des patient.e.s « non violent.e.s incurables » partagent la vie quotidienne des habitant.e.s de cette commune. Une expérience unique d’abord testée sur un convoi de femmes.

Qui est l’autrice Juliette Rigondet ?

Juliette Rigondet est journaliste. Elle a publié, en 2016, Le Soin de la terre (éditions Tallandier). Elle contribue par ailleurs aux revues L’Histoire et Le Nouveau Magazine littéraire. En outre, elle anime des ateliers d’écriture. Juliette Rigondet a vécu une partie de sa vie à Dun-sur-Auron, bourgade du Cher au cœur d’Un village pour aliénés tranquilles.

Genre

Documentaire (publié en 2019)

5 thèmes clés

Expérience psychiatrique ; folie ; thérapie ; liberté surveillée ; condition féminine

Un village pour aliénés tranquilles en 50 mots

Fin du XIXe siècle. Sainte-Anne, notamment, est surpeuplé, tandis que des voix « antialiénistes » s’élèvent contre la mixité « curables/incurables » dans les hôpitaux psychiatriques. L’éloignement des malades chroniques, dont on ne sait que faire, est l’argument principal pour tenter une « colonie familiale » : en décembre 1892, 24 femmes sont ainsi déplacées à Dun-sur-Auron (Cher).

3 bonnes raisons de lire Un village pour aliénés tranquilles

➽ Comprendre l’origine du fonctionnement d’un « accueil familial thérapeutique » inédit, d’abord expérimenté sur un groupe de femmes, et toujours en marche.
➽ Jauger les conditions d’existence en liberté surveillée et médicalisée, au sein de ménages rémunérés pour vivre avec les patient.e.s.
➽ Contribuer à poser un regard bienveillant sur celles et ceux vulgairement caractérisé.e.s comme « folles »/« fous », via des témoignages et des portraits dépoussiérés des archives.

MA CHRONIQUE COMPLÈTE SUR ☞ MISSIVES ☜

❝ Dun-sur-Auron : l’épreuve de la colonie féminine psychiatrique 

Sommaire
Un centre pour « incurables inoffensives »
Les pionnières : fragments de portrait
Un documentaire sensible, un hommage aux femmes de Dun

Iconographie : éditions Fayard, 2019 ; Jean-Baptiste LAUTARD, La maison des fous de Marseille : essai historique et statistique sur cet établissement depuis sa fondation en 1699, jusqu’en 1837, 1840, Collection BIU Santé Médecine.

Le Bal des folles, Victoria Mas

Le Bal des folles de Victoria Mas prix Renaudot des Lycéens 2019 sur la psychiatrie à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière
PRIX RENAUDOT DES LYCÉENS 2019 – On ne naît pas aliénée, on le devient : ma chronique « hors les murs » à lire sur Missives. Quelques mots, ici, pour vous donner envie de plonger dans cette fiction historique inspirée d’une honteuse réalité parisienne.

Qui est l’autrice Victoria Mas ?

Victoria Mas, née en 1987, signe avec Le Bal des folles son premier roman. Elle exerçait auparavant comme scripte dans le secteur de l’audiovisuel, puis comme rédactrice de procès-verbaux.

Genre

Roman historique (publié en 2019)

5 thèmes clés

Psychiatrie ; aliénisme ; folie ; enfermement des femmes ; soins hospitaliers

Le Bal des folles en 50 mots

Ce 18 mars 1885 à la Pitié-Salpêtrière, le bal de la mi-carême, distraction malsaine des bien-pensants parisiens, scelle le destin croisé de trois femmes, Geneviève, Louise et Eugénie. Trois femmes sous le joug du neurologue Charcot, qui expérimente notamment les effets de l’hypnose sur celles que l’on appelle désormais les « aliénées ».

3 bonnes raisons de lire Le Bal des folles

➽ Saisir l’indécence de la méconnue « cérémonie » du bal des folles, horrible freak show institutionnalisé.
➽ Se révolter contre l’enfermement injuste, misogyne et s’émouvoir de ces vies cloîtrées.
➽ Se rappeler les principes historiques de la prise en charge hospitalière des femmes « aliénées » pour ensuite approfondir sa réflexion.

MA CHRONIQUE COMPLÈTE SUR ☞ MISSIVES  ☜

❝ On ne naît pas aliénée, on le devient.

Sommaire
La dépossession de soi à l’hôpital, prolongement de la société patriarcale
L’aliénée : de l’inconnue à la bête de foires
Le Bal des folles, une introduction à l’histoire de la psychiatrie

Iconographie : éditions Albin Michel, 2019 ; Le Monde illustré, 22 mars 1890, « La mi-carême – Le bal des folles à la Salpêtrière – (D’après nature, par M. Belon) ». Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Covid-19, confinement : penser l’habitat grâce à Mona Chollet

Chronique de lecture de Chez soi de Mona Chollet : confiner, c'est habiter, la tiny house, les dessin de maisons, communication en immobilier
LECTURE DE CONFINEMENT – Alors que nos déplacements sont strictement encadrés, l’essai Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique de Mona Chollet (2015) résonne particulièrement. La journaliste livre notamment des pistes de réflexions fondamentales à tous ceux qui contribuent, de près ou de loin, à créer notre intérieur de « l’après-Covid-19 ».

En cette période de confinement, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique de Mona Chollet constitue une aide précieuse à l’introspection, à travers des exemples personnels. L’intimité de l’habitat – malgré l’intrusion des réseaux sociaux – représente un lieu essentiel au décomplexant repli sur ses désirs, qui n’est pas incompatible avec la participation citoyenne et sociale à la sphère publique, bien au contraire. Je suis par ailleurs certaine que cette crise, en bouleversant nos habitudes, en modifiant notre rapport à notre intérieur et à l’immeuble que l’on partage, fera également évoluer nos besoins, notre vision de lappartement idéal voire nos critères de choix. Enfin, pour ceux qui peuvent se le permettre.

Pour confiner, il faut… habiter

En effet, se retirer du monde s’avère éminemment complexe voire dangereux pour certaines populations déjà fragilisées. Je reprends ici et adapte la formule de Mona Chollet : « Pour habiter, il faut… de l’espace » ; je dirais même un espace défini. Sans murs, sans barrières solides, impossible de se protéger contre le virus. La pauvreté, dont on ne supporte plus la vision, est repoussée toujours plus loin au-delà de la place publique. En restant cloîtré.e.s, nous ne voyons plus cette indigence aux portes de nos bâtiments. Autocentré.e.s, préoccupé.e.s par notre santé, nous apercevons encore moins les mals-logé.e.s, celles et ceux dont les frêles frontières quotidiennes deviennent insupportables, menaçantes. Celles et ceux malades de leur logement indécent ; celles et ceux qui, pour la plupart, continuent de se déplacer pour gagner leur vie. Au risque de la perdre. Celles et ceux qui (sur)vivent dans des logements d’urgence, trop souvent inadaptés à la taille de la famille, ce qui favorise l’expansion de l’épidémie.

Le contexte actuel rend encore plus sévères les problèmes de logement, surtout dans des villes denses où bien habiter est hors de prix. L’autrice en rappelle trois causes majeures : la hausse des prix de l’immobilier ; une certaine léthargie des salaires ; l’insuffisance du nombre de logements, qui s’explique par la non-anticipation des évolutions démographiques et sociales (accroissement de la population, allongement de la durée de vie, multiplication des familles monoparentales). À Paris en particulier, la situation de pénurie et de cherté entraîne des abus en tous genres (chambre contre « services sexuels », etc.), tandis que, présentement, les femmes confinées avec leur bourreau subissent une forme terrible de mal-logement malgré la mobilisation des associations de lutte contre les violences conjugales. 

Un autre fait de société entre aussi en jeu : l’héritage. De nouveau, l’expérience du confinement exacerbe les inégalités que la transmission (et la capacité de conservation) d’un patrimoine immobilier engendre. Les urbain.e.s qui ont la chance d’avoir une résidence secondaire, souvent d’origine familiale, sont parti.e.s à la campagne où ils/elles profitent de davantage de m2 et/ou d’un extérieur (même si, d’un point de vue sanitaire, le bien-fondé de ces départs est contestable). Les citadin.e.s qui n’en disposent pas souffrent doublement : d’une part, ils/elles sont effectivement contraint.e.s de rester dans leur petit logement ; d’autre part, ils/elles ne peuvent « retourner aux sources » et bénéficier, dans un contexte aussi stressant, des aspects symboliques rassurants générés par ce repos de l’âme. En outre, ils/elles ne tirent pas avantage des solidarités locales stables, familiales et/ou amicales, induites par l’ancrage territorial d’une lignée. À mon sens, cela fait écho « au privilège supplémentaire dont jouissent les classes supérieures : celui de la monumentalité et de la permanence », évoqué par Mona Chollet.

Le fantasme de la tiny house

Depuis plusieurs semaines, beaucoup sont obligés de résider, quasiment 24 h/24 et 7 j/7, dans un espace réduit, sans aucune échappatoire. Étonnamment, certain.e.s sont volontairement attiré.e.s par le concept de tiny house, « toute petite maison » ou « micromaison », imaginé par l’architecte américain Jay Shafer au début des années 2000. D’une surface comprise généralement entre 9 et 45 m2, les tiny houses disposent de tout le confort nécessaire et rivalisent d’ingéniosité, pour un prix de construction compris entre 10 000 et 50 000 € environ selon les options retenues. Elles sont transportables comme des remorques.

La tiny house fait sa première apparition au salon Faire construire sa maison en septembre dernier à Paris. Légalement, les propriétaires d’une tiny house peuvent s’installer sur un terrain privé ou sur un terrain inconstructible prévu pour recevoir des habitats mobiles et/ou provisoires. L’Île-de-France, sans doute en raison du coût du foncier, semble conquérir de nombreux adeptes (apparemment difficilement quantifiables). Détachement matériel, conscience écologique, qualité plutôt que quantité, sobriété financière au profit d’activités épanouissantes, cocooning, liberté… les valeurs véhiculées par ce mode d’existence sont louables.
Cependant, à priori, peu vivent leur idéal en en faisant leur unique résidence. Finalement, le small living serait-il un jeu des classes aisées, la réalisation du rêve ponctuel – de la protectrice cabane pour enfants ou de la maison de poupées ? Mona Chollet fait très justement le rapprochement avec la séduction et le ludisme de la miniature. La tiny house ne serait véritablement appréciable que sous certaines conditions : durée limitée, célibat ou couple sans enfant, économies et… sécurité d’un terrain disponible de manière pérenne. Dans le cas contraire, on tombe vite dans le cauchemar et la précarité.
Or, la question du foncier est cruciale : les publicités pour ces « micromaisons » les affichent systématiquement dans un écrin de verdure. De ce fait, qu’en est-il des tiny houses sur des communes fortement urbanisées, là où la pénurie de logements est la plus importante ? Là où le terrain est le nerf de la guerre entre promoteurs, maires et chanceux propriétaires ? Seraient-elles vivables sans une large ouverture vers l’extérieur ? Certainement pas. La tiny house ne correspond pas à un besoin, mais à une philosophie qui n’est pas toujours applicable, loin s’en faut.

Je rejoins ainsi Mona Chollet : « Et si l’enchantement des petits espaces était réservé aux commencements ? ». L’enfant, lorsqu’il développe sa personnalité en fabriquant son univers ; l’adolescent, bouleversé par ses changements physiques et psychologiques ; le jeune adulte, qui quitte le nid familial et apprécie son premier studio rien qu’à lui. Et, peut-être, chacun d’entre nous au début du confinement…

« Le dessin de maisons » : une communication immobilière réenchantée ?

Grâce à son texte « Des palais plein la tête. Imaginer la maison idéale », Mona Chollet nous plonge avec délectation dans nos rêveries d’intérieurs parfaits, celles d’hier et d’aujourd’hui. Dès l’âge tendre nous avons songé à notre manière de vivre ; nous avons été fasciné.e.s par la maison de nos camarades, curiosité initiée par les incroyables illustrations d’habitations de nos livres-albums (l’Arbre-Maison de Claude Ponti, par exemple) ou du cinéma d’animation (Le Château ambulant de Hayao Miyazaki, etc.). La journaliste rappelle avec une grande justesse la magie des « dessins de maisons », que nous ressentions et que nous ressentons encore lorsque l’on accepte de se laisser porter par les lectures et les images enfantines. 

En cette angoissante et triste période, chacun souhaite réenchanter son quotidien, et les professionnels de l’immobilier peuvent y contribuer. Influencée probablement par mes premières études dans le secteur de l’édition de livres, je pense que des mutations dans la communication visuelle immobilière seraient profitables, à l’acheteur potentiel comme au promoteur. À mon sens, utiliser davantage le dessin dans nos plaquettes, nos brochures, nos modélisations, nos infographies, notre content marketing, participerait au nécessaire retour du ravissement. Plutôt que de diffuser à tout va des images de synthèse, des perspectives trop réalistes trop onéreuses –, pourquoi ne pas introduire de l’illustration narrative ? Réhabiter l’espace en racontant nos vies.

GRÂCE AUX DESSINS DE MAISONS, RANGEONS-NOUS VOLONTAIREMENT DU CÔTÉ DE L’IMAGINAIRE POUR ÊTRE AU PLUS PRÈS DE LA RÉALITÉ DE NOS FANTASMES.
DONNONS À VOIR, À SOURIRE, EN FAISANT APPEL À NOS RÊVES D’ENFANTS ET D’ADULTES. ❞

Lolita Gillet, inspirée par Mona Chollet

En référence à l’architecte et anthropologue Christopher Alexander, Mona Chollet écrit : « Un bâtiment est gouverné avant tout par les événements petits et grands qui s’y déroulent. » Alors, donnons à voir, à sourire, en faisant appel à nos rêves d’enfants et d’adultes. Fini les faux parents, les faux enfants, les faux escaliers, les fausses voitures qui imitent platement et traditionnellement le vrai ; fini ces images dans lesquelles nous nous retrouvons peu finalement. Rangeons-nous volontairement du côté de l’imaginaire pour être au plus près de la réalité de nos fantasmes. Après l’épreuve de l’épidémie du Covid-19, beaucoup se sont recentrés, de manière plus ou moins contrainte, sur le primordial. Cet essentiel, offrons-le aux futur.e.s propriétaires : la joie de contempler d’heureuses scènes quotidiennes sorties d’esprits oh combien géniaux des illustrateur.trice.s, le plaisir de retrouver d’agréables sensations du vécu, au sein d’une nouvelle ville, d’un nouvel immeuble, d’un nouvel intérieur personnalisable. Et vous deviendrez certainement des promoteur.trice.s et des commerciaux/ales oh combien davantage amicaux, grâce à cette proximité réaffirmée, et différent.e.s. Le succès du #CoronaMaison, lancé notamment par l’illustratrice Pénélope Bagieu, montre l’engouement pour l’imaginaire des logements et de leurs intérieurs : à partir d’un template commun, chacun.e. dessine sa pièce idéale de confinement et la diffuse sur les réseaux sociaux. Pourquoi ne pas s’en inspirer dans nos communications immobilières ?

#CoronaMaison Pénélope Bagieu
Template commun lié au #CoronaMaison

Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique de Mona Chollet est un ouvrage extrêmement riche. D’autres axes particulièrement intéressants sont à explorer, et pas seulement sur les sujets qui nous concernent spécifiquement en tant qu’acteur.trice.s de l’immobilier.
C’est ainsi que j’ai publié une autre chronique sur cet essai, axée sur la condition féminine à l’heure du confinement et de la crise sanitaire : « Chez soi, chez elles, chez Mona Chollet ». À découvrir sur le site Missives, « Des livres osés et féministes, au sens large », créé par la journaliste Camille Abbey.


Bonne nouvelle : l’essai est en libre accès sur le site de l’éditeur.

Pour les curieux : illustration de Hélène Pouille, réalisée à partir de la lecture de Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique (Mona Chollet)

Iconographie : source gallica.bnf.fr/BnF. Intérieur d’une maison paysanne, 1898.

L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.

%d blogueurs aiment cette page :