Une mosaïque sur la pierre d'hier et d'aujourd'hui
Cet avis de lecture de La femme qui reste d’Anne de Rochas a été initialement publié sur le site Les missives.
Accoudée au balcon du Bauhaus, Otti Berger, sourire aux lèvres et cigarette à la main, fixe la photographe Gertrud Arndt. Tout de cercles vêtue – une des trois formes essentielles de l’École –, elle aurait pu incarner ce Bauhaus avant-gardiste, moderne, révolutionnaire. Mais non. Comme Clara Ottenbrug, artiste fictive dont La femme qui reste retrace le parcours, elle fait partie de celles que l’on regroupe et nomme, déjà à l’époque, Bauhausmädels, « les filles du Bauhaus ». L’expression traduit un paternalisme infantilisant : la plupart d’entre elles sont aujourd’hui quasiment oubliées, contrairement aux « pères fondateurs » Gropius, Klee, Kandinsky, Meyer…
Malgré un programme, à la création du Bauhaus en 1919, prônant qu’ « est admise toute personne irréprochable sans différence d’âge et de sexe », la réalité est plus crue et tout autant méconnue que ces femmes : le Bauhaus n’entend pas rompre avec la domination masculine héritée du XIXe siècle. Anne de Rochas révèle l’envers du décor, loin des fantasmes d’une liberté et d’une reconnaissance artistiques émancipées.
Des fêtes totales à la diaspora bauhausienne
En écho à cette image d’Otti, le roman s’ouvre sur Clara et ses souvenirs, « accoudée au bastingage » du navire qui la ramène en Allemagne, en 1961. En quittant New York, son esprit vogue de nouveau vers le « le ciel de boules argentées » qui éclairait les Fêtes métalliques du Bauhaus, auxquelles elle a participé dans les années 30.
C’est en effet par une invitation à la Fête de la Nouvelle Objectivité en 1925 – réunissant l’école des Arts décoratifs de Burg Giebichenstein et le Bauhaus de Weimar, telle la bataille des Anciens contre les Modernes – que Clara fait ses premiers pas, encore en retrait, dans le monde du Bauhaus. À plusieurs reprises, Anne de Rochas nous imprègne de la « ferveur » de ces célébrations fantaisistes et futuristes où déguisements, masques, maquillage, musiques, danses, théâtre, peintures, gestes aux apparences chaotiques se mêlent aux gabarits géométriques des projets artisanaux et artistiques en cours de construction.
La Clara d’âge mûr, accrochée à l’Europe contre vents et marées, ne souhaite-t-elle retenir de sa vie bauhausienne que la fausse innocence de ces cérémonies ? Dans ce microcosme collectif, elle pouvait s’exprimer individuellement dans son rapport à l’espace, à la scène, à la matière, aux couleurs, aux mots, à son propre corps. Une sorte de parenthèse enchantée entre la fin de la Première Guerre mondiale et l’éclatement de la Seconde. À travers le destin de Clara, Anne de Rochas dessine ainsi celui du Bauhaus (1919-1933), en partie brisé par le nazisme. Elle perce une lucarne dans ses ateliers, dans son quotidien estudiantin et pédagogique, ponctué de crises académiques – égocentriques ? –, de rêves sociaux (l’industrialisation au profit des milieux populaires, notamment) jusqu’à l’exil de la plupart de ses camarades pour échapper aux vicissitudes de l’Histoire.
Clara, l’émancipée du Bauhaus ?
Pourquoi pas Clara ? Certes, « elle n’a pas eu besoin de quitter l’Allemagne à la fin des années trente, elle n’est pas juive, elle n’était pas communiste. » De prime abord, sa vie semble marquée par les échecs. Déboirs amoureux : Theo et Holger, ses deux hommes du Bauhaus, ont choisi de quitter le pays avec une autre femme. À la veille de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, Holger, revenu de Russie avant de repartir de plus belle, impose à Clara sa « famille », Ekaterina et son fils Oskar, pour qu’elle les protège à Berlin, ville qu’elle n’abandonne pas coûte que coûte. Le Reich tombé, elle trouve notamment refuge dans les bras d’un sergent américain qui finit, lui aussi, par repartir dans son pays. Déconfitures professionnelles : tisserande, alors qu’elle souhaitait devenir architecte, puis chanteuse, danseuse, actrice.
Clara intègre aussi le groupe des trümmerfrau, ces « femmes des ruines » qui participent au redressement de Berlin en travaillant sur les chantiers pour ramasser les pierres écroulées, contre quelques bons alimentaires. Tout cela semble beaucoup moins glorieux que ce que les idéaux du Bauhaus lui promettaient.
Malgré tout, Clara, à sa manière, a participé à l’effort de guerre ; en laissant de côté ses ambitions personnelles, elle a lutté contre l’ennemi qui hantait la ville. Elle a refusé une certaine fatalité, a continué à œuvrer dans sa ville, quitte à accepter des petits boulots et à supporter les bombardements. Seule. Cette résistance est sans doute le point crucial de son émancipation, faisant fi des recommandations des uns et des autres pour rejoindre l’Amérique. C’est bien cette forme d’impertinence, d’indépendance, qui lui a permis d’assister à la construction et à la destruction du mur de Berlin, de faire partie de l’Histoire, voire d’être l’Histoire. Et ce à la différence d’autres femmes artistes du Bauhaus, non seulement peu souvent reconnues commes telles, mais parties à l’autre bout du monde sans pour autant avoir pu faire carrière.
Oui à l’homme nouveau, non à la femme nouvelle
Le roman d’Anne de Rochas a le mérite de révéler l’ombre noire du tableau du Bauhaus – qui naît d’ailleurs la même année où les Allemandes ont pu pour la première fois exercer leur droit de vote – à savoir : l’égalité femmes/hommes et la misogynie.
En janvier 1926, les premiers échanges entre la jeune Clara et Walter Gropius, le créateur, donnent le ton et la couleur conservatistes :
« ― Les formations qu’offre Burg Giebichenstein [une école d’artisanat concurrente] sont excellentes, particulièrement dans la poterie et le tissage, avait continué Gropius. …
― Je ne cherche pas une occupation.
― Ah oui ? Et que cherchez-vous, mademoiselle ? »
(p. 33)
Est-ce une provocation du « maître » ? un appel à la rébellion et à l’anticonformisme pour jauger sa future recrue ? Par cette entrée en matière peu engageante, l’autrice interprète plusieurs propos et écrits connus de Gropius.
« Les ateliers de reliure et de poterie acceptent aussi les étudiantes mais, par principe nous sommes contre la formation de femmes architectes. »
(Lettre à Annie Weil, 1921)
Pas étonnant que Clara s’entende dire : « Les cerveaux féminins ne pensent pas en termes de volumes. Les femmes sont faites pour les projets en deux dimensions. Pour la couleur, oui, elles sont sensibles, leurs yeux perçoivent les nuances, mais l’architecture, non pas l’architecture… C’est comme ça… » (p. 144). Or, l’architecture est la discipline angulaire du Bauhaus, celle qui oriente et conditionne les autres arts défendus.
Passé le premier semestre de découverte, les apprenant.e.s sont soumis.e.s à un examen qui sanctionne l’intégration définitive au sein de l’École. Aussi Clara, selon les remarques – « C’est votre lot, les filles, le tissage ! » – et conseils acerbes de certain.e.s camarades, et à son corps défendant, prépare-t-elle un projet textile pour satisfaire la phallocratie ambiante et maximiser ainsi ses chances. C’est aussi en cela que Clara et Otti – tisserande également – sont « des femmes qui restent », dans la tradition. À noter tout de même, qu’initialement, les activités rentables du Bauhaus sont celles du tissage… Pourtant, la plupart des femmes n’ont jamais apposé leur signature aux œuvres et produits vendus car, leur répliquait-on, cela pouvait nuire à la réputation de l’École.
Hors du tissage, les femmes ne sont pas inexistantes dans le Bauhaus, mais elles sont l’exception. Marianne Brandt, par exemple, est la seule femme à en avoir dirigé l’atelier métal.
La femme qui reste contribue à démystifier le Bauhaus, dont le rapport envers les femmes artistes a contribué à renforcer certains clichés sans fondement. Anne de Rochas rend bien compte des atmosphères et des ambiances, celles de l’École et de ses différentes temporalités, celles de Berlin menacée puis en ruines. On apprécie de suivre cet inextricable triangle amoureux, et ce jusqu’aux dernières lignes du roman, ainsi que le destin assez singulier de Clara.
Cependant, je dois bien faire un aveu : j’ai eu quelques difficultés à en achever la lecture. En cause, de mon point de vue : un manque de simplicité dans l’écriture. Le style, souvent trop ampoulé, nuit à la sincérité des personnages et à la fluidité du roman. Un ton qui n’a rien de bauhausien, mais aussi des formules convenues voire un brin mièvres (« Theo. Holger. Lequel des deux prénoms rend sa peau si douce »). Peut-être est-ce cela qui fait tant sourire Otti !
L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.
Depuis une soixante d’années déjà, la libellule de l’Atlantis a quitté le ciel du théâtre. Piégée par les lèvres grotesques du mascaron et son sourire de façade en céramique ? Gobée par l’iguane qui l’accompagne et fait le guet, de son troisième œil ? Réfugiée dans les entrelacs de la fresque végétale, cachée dans un pétale de fleur ou au cœur d’un fruit chimérique ?
Aux heures radieuses du théâtre, déesses, dieux, angelots, muses, musiciens, allégories poétiques planant sur la salle de spectacle avaient pris sous leurs ailes éternelles celles, fragiles, de la libellule de l’Atlantis. Ils n’étaient pas les seuls. Goethe, Schiller, Goldoni, Plaute, Racine, le duc de Rivas et autres dramaturges, dont les âmes rôdent encore contre vents et marées, veillaient au grain. Mais lorsque l’ivraie a définitivement dévoré la rose, malgré une lutte épineuse, tous ont baissé la garde et les armes, laissant la libellule prendre son envol vers d’autres cieux.
© Dimitri Bourriau.
Pourtant, une sournoise habitante de l’Atlantis, qui désormais le colonise et l’étouffe, a retenu l’échappée de la libellule : l’araignée. Regardez-bien ; elle continue, inexorablement, de tisser sa toile sur les marches et la rampe de l’escalier, sur les sièges en bois, sur les garde-corps des balcons, entre les fils du rideau… Quelques raies de lumière suffisent à imaginer la splendeur passée et à révéler les pièges mortels de l’abandon, dans lesquels l’araignée bâtit les siens.
© Dimitri Bourriau.
Cette libellule aux prises avec l’araignée, c’était moi, Ida. Ida Orloff. Jusqu’à ce que le cinéma parlant sonne le glas de ma gloire, j’ai tenu sur cette scène du théâtre de l’Atlantis ce rôle de ma vie. De tous horizons, de tous quartiers on venait rêver, frissonner, larmoyer devant le ballet animal. Qui de l’une ou de l’autre sera jetée à la mer, bannie au lointain ? Adulée puis écartée des feux de la rampe, j’ai finalement plongé dans les abysses d’un art désuet, regardant de là-haut celles et ceux qui ont su si bien me faire oublier. Malgré le déclin, jamais je n’ai cessé d’arpenter ce lieu qui a vu naître ma métamorphose. Fidèle à ma nature, j’ai toujours voulu croire au renouveau… jusqu’au jour où les visages de l’Atlantis se sont à jamais fermés.
Film Atlantis, 1913. Réalisation : August Blom.
Depuis une soixante d’années déjà, la libellule de l’Atlantis, Ida Orloff, erre dans la soie de l’araignée. Doucement, elle glisse, perd le combat et de l’altitude pour se rapprocher de la mer. Elle y retrouvera la myriade de demoiselles éphémères qui ont, un jour où l’autre, foulé la scène du si grand théâtre de l’Atlantis.
© Photographies par Dimitri Bourriau.
LE PHOTOGRAPHIE DIMITRI BOURRIAU
Artiste français, Dimitri Bourriau, « Jahz Design », est graphiste de formation. Il s’intéresse depuis toujours à l’histoire et aux vestiges architecturaux. C’est en 2013 qu’il développe sa passion pour la photographie de patrimoine en désuétude. Sa première exploration est un ancien cimetière de navires militaires. Aujourd’hui, il sillonne le globe à la recherche de lieux en déclin.
Il attire notre attention sur notre civilisation en constante mutation, à la mémoire éphémère. Ses dernières découvertes l’ont emmené sur les traces du programme de vaisseau spatial soviétique Buran à Baïkonour (Kazakhstan).
En 2017, il devient ambassadeur Manfrotto. En 2018, c’est Irix, la marque d’objectif ultra grand-angle d’origine suisse, qui propose à Dimitri de le devenir.
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L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.
Au cours d’une promenade de santé (réglementaire !), attirée par une œuvre de street art derrière les grilles de cet établissement balnéaire du XIIIe arrondissement de Paris (à l’angle des rues Bobillot et du Moulin-des-Prés), j’y ai redécouvert l’existence de bains-douches, fermés pour cause de rénovation.
Coïncidence, je lisais alors la revue Urbanisme, dont le numéro de septembre/octobre/novembre propose un « état des lieux » des bains-douches. Il est vrai que ce sujet, d’autant plus important dans un contexte de crise sanitaire, fait l’objet d’un récent regain d’intérêt. Citons à cet égard :
Bien qu’elle conserve deux entrées distinctes, à la signalétique plus discrète qu’originellement, la façade en briques rouges de l’établissement balnéaire à usage mixte de la Buttes-aux-Cailles affiche une certaine homogénéité architecturale et décorative, aux notes dites régionalistes. Ceci est l’œuvre de l’architecte de la piscine, Louis Bonnier (1856-1946), qu’il inaugure en mai 1924.
Cependant, les bains-douches de la place Paul-Verlaine préexistaient. En effet, leur édification, votée par le conseil municipal en 1904, date du début du XXe siècle – 1908-1909. L’équipement est alimenté par les eaux tièdes (28 ° C) d’un puits artésien foré depuis 1866.
Le projet d’origine comprend déjà une piscine accolée aux bains-douches, entérinant ainsi, en matière de culture balnéaire, la séparation entre natation/sport et hygiène. Le chantier est néanmoins retardé en raison de difficultés budgétaires et de l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Il reprendra grâce aux recettes des jeux lancés pour reconstruire la Capitale.
Avant la présente rénovation, les bains-douches sont façonnés en trois principales phases :
Au milieu du XXe siècle, le bâtiment des bains-douches, éclairé par une cour anglaise, se dote d’une toiture en béton armé. Il comprend en son sous-sol le réfectoire, le vestiaire du personnel ainsi que la salle des réchauffeurs.
À l’image d’une histoire en deux temps, le projet de rénovation, réalisé par l’agence TNA Architectes, a concerné d’abord, en 2014, la piscine publique de la Butte-aux-Cailles puis les bains-douches. Tous deux sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques (ISMH) depuis 1990 : il s’agit ainsi de jongler avec les exigences de préservation patrimoniale, sous le contrôle de la Direction des affaires culturelles (DRAC) et de l’architecte des bâtiments de France (ABF), et avec celles sociales, sanitaires, normatives et énergétiques.
Dès lors, plusieurs compromis ont été acceptés :
Un ascenseur permettra l’accès aux bains-douches depuis le hall d’entrée ; il est implanté au centre de l’édifice, au même titre que tous les éléments de confort ajoutés dans le vestibule, notamment. Les sèche-cheveux, les lavabos sont comme grappés au milieu des espaces afin de respecter au maximum l’enveloppe d’origine.
Enfin, pour ce qui est des économies d’énergie, les bains-douches, comme la piscine, seront rattachés au réseau de vapeur et d’eau chaude de la Compagnie parisienne de chauffage urbain (CPCU), issues en partie de la combustion des ordures ménagères, ainsi qu’à un data center installé au sous-sol de la piscine et occupé par un prestataire. Ce dernier point est assez inédit : cet équipement offre ainsi la possibilité de réduire l’utilisation des ressources de la CPCU.
Autre point majeur pour les bains-douches : la ventilation et le traitement de l’air. Ceux-ci seront assurés grâce à un système d’échangeur, la chaleur de l’air rejeté servant à préchauffer celui entrant.
Les bains-douches de la Butte-aux-Cailles devraient ainsi rejoindre les 16 autres équipements publics de ce type encore en activité, gratuitement depuis 2000, dans la Capitale. Si la municipalité engage des sommes aussi conséquentes pour leur rénovation intérieure et leur mise en accessibilité, c’est bien que leur valeur n’est pas uniquement patrimoniale. En cette période de confinement, la Ville de Paris affiche d’ailleurs sur son site Internet : « Ces équipements restent ouverts durant la crise sanitaire actuelle en tant qu’éléments essentiels à l’hygiène de ses usagers. » Environ 950 000 douches par an sont prises dans les 500 cabines parisiennes.
Passé ce rappel – nous oublions souvent le maintien du fonctionnement d’un certain nombre de bains-douches parisiens alors que leur fréquentation est à la hausse –, il convient également de préciser que, contrairement aux à priori, leurs usager.ègere.s ne sont pas uniquement des SDF isolé.e.s, loin s’en faut. L’étude Les Bains-douches de Paris : une enquête sur les lieux et leurs usages révèle en effet que les situations de précarité sont beaucoup plus diversifiées qu’il n’y paraît : exil, logement indécent (aussi bien en location qu’en propriété) ou inadapté à la taille du foyer, emploi précaire, famille en difficultés, hébergement chez un tiers ou dans un centre, nécessité de faire des économies… Cependant, une constatation mérite une attention particulière : 10 % seulement sont des femmes. Elles sont certes moins nombreuses en situation d’errance mais, comme nous l’avons vu, les bains-douches ne reçoivent pas que des sans-abris. À ce propos, les bains-douches de Charenton (XIIe arrondissement) réservent des plages horaires uniquement aux femmes tandis que des services de santé leur sont proposés. Les bains-douches ne représentent pas uniquement des espaces dédiés à l’hygiène, mais sont également, entre autres, des lieux de sociabilité grâce à l’accueil bienveillant des employé.e.s.
Cela pose la question de l’inclusivité au sein de ces établissements où se mêlent précarité financière et hydrique, hygiène, intime et santé. Il est d’ailleurs intéressant de relever que, culturellement, les bains-douches parisiens sont rattachés à la Direction de la jeunesse et des sports (DJS) et non à une direction d’action sociale, au même titre que les complexes sportifs.
Si les bains-douches de la Butte-aux-Cailles vont sans doute bénéficier d’une cabine de rasage, d’un espace beauté et d’un lieu de dépose des bagages, le modèle pourrait être davantage tourné vers la multifonctionnalité, vers un brassage social afin de déstigmatiser les usager.ègere.s des bains-douches et de favoriser leur fréquentation par celles et ceux qui optent pour des stratégies de contournement malgré le besoin essentiel. Quelques exemples hybrides sont identifiés dans le numéro de la revue Urbanisme évoqué au début de cet article, que Claire Lévy-Vroeland et le sociologue François Ménard caractérisent de « convivialistes » et « génératifs ». Il en est ainsi des bains-douches Delessert à Lyon – les derniers de la métropole lyonnaise – dont les initiatives inspirantes, en lien avec le monde associatif, sont portées par l’association Lalca ; sur l’île de Nantes, les nouveaux bains-douches Agnès-Varda s’intègrent dans un complexe pôle santé social incluant un restaurant et un atelier de dynamisation sociale, ou encore les bains de la via Agliè, à Turin, avec son restaurant de quartier.
Au visionnage des plans du projet de rénovation des bains-douches de la Butte-aux-Cailles, projetés l’année dernière en conférence par l’architecte Thierry Nabérès de l’agence TNA, il semblerait qu’il n’y ait plus d’entrée distincte. Peut-être alors un premier plongeon vers une dichotomie moins stricte.
Pour les curieux :
L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.
Le ventilation terrain/construction est sans conteste une des missions les plus curieuses voire impénétrables du professionnel de l’immobilier, de la comptabilité ou de la fiscalité. En une phrase : il s’agit de décomposer un prix, ou une valeur, entre la part affectée au terrain et celle au bâtiment proprement dit alors qu’en termes d’évaluation immobilière, cela forme généralement un tout indissociable.
La réflexion qui suit est issue de ma thèse professionnelle, réalisée lorsque j’étais élève à l’école supérieure des professions immobilières de Paris, travail qui a d’ailleurs reçu le prix du meilleur mémoire et le prix du conseil scientifique. Je vous en livre ainsi, en guise d’inauguration de la saga relative à ce sujet, la partie introductive ainsi que la structure.
« Tremblement de terre », « À la recherche de la bonne méthode », « Un enjeu à risque », « Actualité fiscale du contentieux de l’amortissement des immeubles inscrits à l’actif du bilan », la question du « troisième élément » : c’est ainsi que la ventilation terrain/construction fait les gros titres des actualités professionnelles ‒ spécialisées en immobilier ou non ‒ publiées à la suite de deux décisions inattendues du Conseil d’État (CE) en février 20161. Avec elles, la répartition du prix d’acquisition d’un immeuble bâti entre la part relative au terrain et celle à la construction qu’il supporte ne doit plus représenter des pourcentages approximatifs livrés aux clients à titre indicatif à partir de grilles statistiques, mais devient une mission à part entière de l’expert en évaluation immobilière.
Grilles statistiques pour des immeubles neufs utilisées auparavant pour fournir à titre indicatif les quotes-parts foncières.
Source : Afrexim, juillet 2003.
En effet, ces arrêts du CE, d’une part, confirment que l’administration fiscale peut initier une rectification en reconsidérant les quotes-parts fournies par les sociétés, qui jusque-là n’interrogeaient que très peu les cabinets sur ce point. Leurs services comptables avaient tendance à réaliser eux-mêmes cette ventilation, avec l’aide des fourchettes de parts foncières (établies en fonction de la valeur vénale au m² de l’actif) données par l’expert. Mais désormais, les services fiscaux ont les moyens, en termes d’accès aux données, de comparer, de procéder à des recoupements et d’« épingler » les sociétés qui accorderaient une part volontairement minorée à la valeur du terrain.
Le CE dicte ainsi une méthodologie hiérarchisée constituée à partir des procédés mis en œuvre par l’administration fiscale elle-même pour réexaminer la répartition fournie par le contribuable. Ce dernier reste néanmoins libre de prouver le bien-fondé des chiffres avancés en démontrant que les méthodes préconisées ‒ qui sont, sauf une, des méthodes d’évaluation utilisées par l’expert pour d’autres cas courants ‒ ne sont pas adaptées à l’immeuble qu’il a acquis. Il peut dès lors en exploiter d’autres à partir du moment où cela est bien justifié ; le débat est ouvert.
Or, aucune méthode n’est pleinement satisfaisante pour l’expert, aucune ne prend en compte l’entièreté des facteurs qui font la valeur du foncier, celle du bâtiment et celle de l’ensemble. Il est demandé de décomposer un prix, ou une valeur, alors qu’en termes d’évaluation immobilière, cela forme généralement un tout indissociable. Pourtant, il n’en est pas de même en comptabilité et en fiscalité, le terrain étant considéré comme non amortissable ; d’où la tentation de lui attribuer une faible part afin de réduire le montant imposable. Trois disciplines au moins se trouvent ainsi confrontées. L’expert doit cependant trancher, et sa responsabilité est désormais engagée alors que de nombreuses zones d’ombre subsistent quant à la répartition, suivant les méthodes, de certains éléments sur le terrain plutôt que sur la construction.
Et ce même après la diffusion, en novembre 2016, des préconisations en la matière de l’Association française des sociétés d’expertise immobilière (Afrexim), car il s’agit d’un exercice qui se révèle particulièrement théorique et vis-à-vis duquel nous n’avons encore que peu de recul. Cette note, en commentant les différentes méthodes de ventilation au regard de celles reconnues ou pas par le CE, fait tout de même référence et constitue une aide précieuse, indispensable à l’expert.
Quant à la dernière édition de la Charte de l’expertise en évaluation immobilière, de mars 2017, elle ne nomme pas précisément la question. Elle évoque néanmoins les méthodes par sol et construction, qui, en considérant de manière distincte le terrain et le bâti, sont assimilables à des méthodes par comparaison ou à des méthodes par le coût de remplacement, que le CE nomme.
Les Normes européennes d’évaluation 2016, éditées par TEGoVA, sont plus volubiles : le « document technique » n° 4 consacré à la Répartition de la valeur entre le terrain et les bâtiments souligne à bon escient que les autorités peuvent contester la ventilation bien après la remise des chiffres et met en garde contre les « méthodes rapides de répartition ». Ce texte donne aussi des précisions sur cette ventilation effectuée dans le cadre des normes comptables IFRS (International Financial Reporting Standards), applicables depuis 2005 dans les comptes consolidés des entreprises de l’Union européenne faisant appel public à l’épargne (APE). Cela ne concerne pas directement notre propos au sens où le résultat fiscal français est déterminé à partir du résultat comptable des comptes individuels, pour lesquels il demeure interdit d’utiliser les normes IFRS, même si celles-ci ont eu une influence sur l’évolution du référentiel comptable français (méthode par composants notamment). Mais cela peut tout de même fournir quelques indications à l’expert. Il est également rappelé avec justesse que cette mission ne représente pas à proprement parler une évaluation : la construction sans le foncier ainsi que le terrain bâti isolé qui la supporte ne font en effet pas l’objet de transactions indépendantes ; de la sorte, on ne peut normalement leur attribuer à chacun une valeur vénale.
Quant au red book, beaucoup plus succinct, il n’apporte pas non plus les réponses ‒ à considérer qu’il en existe ‒ aux questionnements pragmatiques des experts, de plus en plus amenés à effectuer cette mission.
S’intéresser à la ventilation terrain/construction, c’est nécessairement s’interroger sur cette valeur du terrain d’un immeuble bâti, c’est-à-dire, fiscalement, d’une construction dont l’état permet toujours une utilisation et quel que soit son usage.
Le foncier est au cœur de trois revues en particulier : Études foncières, reparue en 2015 sous la houlette de Business Immo depuis la liquidation judiciaire il y a cinq ans de l’Association des études foncières (AEF) ; La revue foncière, qui a vu le jour alors que celle précédemment évoquée disparaissait ; et Experts fonciers, biannuelle, créée en 2013, qui traite aussi plus généralement de l’expertise immobilière en pratique, avec des focus sur les milieux agricoles et ruraux.
Les travaux des chercheurs et professionnels qui contribuent ou ont contribué à ces ouvrages, tels que Joseph Comby, Jean Cavailhès ou encore Jean-Michel Roux, pour ne citer qu’eux, offrent des clefs nécessaires à la compréhension, entre autres, de la formation de la valeur du foncier et du terrain à bâtir (TAB) principalement. Ils reviennent abondamment sur son caractère complexe et spéculatif, mettant en cause en partie le manque de transparence des données chiffrées et le « compte à rebours », utilisé par le promoteur et l’aménageur pour déterminer le prix du terrain acceptable en fonction du projet immobilier visé. Ils essaient d’analyser l’« envolée » des prix du foncier, comme souvent entendu, principalement via le prisme de la politique du logement en France et des actions de l’État pour mobiliser le foncier disponible.
Il reste néanmoins un pan peu exploité, sans doute parce qu’il est économiquement difficilement appréhendable, celui de la valeur du foncier, au sens comptable et fiscal, sur lequel est implanté un immeuble bâti, neuf ou non. Soit l’évolution de cette valeur au cours du cycle de vie potentiel d’un terrain, qui prend en compte notamment en parallèle les cycles immobiliers, les mutations urbanistiques et politiques de la commune ainsi que les changements éventuels d’usage. Les connexions entre le(s) marché(s) fonciers et les marchés immobiliers suivant les usages mériteraient d’ailleurs des études approfondies et actualisées, depuis les travaux des années 1990 de Jean-Jacques Granelle, Christian Tutin et Patrice Gaubert particulièrement.
Autour de Fresnoy : les derniers pans de murs d’une ancienne usine textile ainsi que sa cheminée carrée sur un terrain vague le long de la rue de Mouvaux en 2004. Coll. particulière de Daniel Labbé. Médiathèque de Roubaix, en ligne sur http://www.bn-r.fr. S’intéresser à la ventilation terrain/construction, c’est s’interroger sur la valeur du terrain d’un immeuble bâti, c’est-à-dire, fiscalement, d’une construction dont l’état permet toujours une utilisation et quel que soit son usage.
La notion de charge foncière, que l’on peut définir comme l’ensemble des dépenses relatives au terrain dans le but de concrétiser l’opération immobilière envisagée (prix du terrain en lui-même, coût de la mutation, coût de la viabilisation, démolition et dépollution éventuelles, indemnités d’éviction le cas échéant, surcoût de construction lié à des fondations particulières…), fait l’objet de quelques articles, mais concerne de nouveau pratiquement toujours l’immobilier résidentiel car ils sous-tendent des propos sur la satisfaction d’un besoin primaire. Les comparaisons entre les charges foncières suivant l’usage des bâtiments non seulement sont rares, mais les quotes-parts confrontées concernent des programmes immobiliers neufs. Elles ont néanmoins le mérite de souligner le fait que, hors Île-de-France, les charges foncières pour l’immobilier résidentiel sont particulièrement plus importantes que pour l’immobilier d’entreprise (rapport en général supérieur à deux). Peu de théories ni d’enquêtes pratiques servent alors à l’expert en évaluation immobilière pour prendre en considération, à l’occasion d’une mission de ventilation terrain/construction, l’impact de l’usage de l’immeuble. Et encore moins de l’état locatif.
Cette étude a ainsi pour objectif d’explorer dans quelle(s) mesure(s) la valeur du terrain bâti et sa quote-part varient en fonction de l’usage et de la situation locative de l’immeuble, dans un contexte comptable et fiscal français. À l’aune de la méthodologie imposée par le CE, quoique non limitative, comment prendre en compte et répartir les facteurs immatériels ‒ constituant une grande partie de la valeur d’un ensemble immobilier, ce sur quoi misent les investisseurs ‒, entre ses deux éléments principaux qui, ainsi séparés, semblent purement corporels ? Approches comptable, fiscale, économique, financière et physique se font alors concurrence.
Un commerce définitivement fermé au 31 Grande Rue en 1994 à Roubaix. Coll. particulière de Daniel Labbé. Médiathèque de Roubaix, en ligne sur http://www.bn-r.fr. Comment prendre en compte la situation locative d’un actif dans une mission de ventilation/construction ?
Suite au prochain épisode…
1. CE, 15 février 2016, n° 380400, Société LG Services et CE, 15 février 2016, n° 367467, SARL Daves Place des États-Unis.
Vivre dans un arbre. Xavier Marmier n’est pas le premier à avoir réalisé le fantasme de l’habitat au cœur de la nature. Au milieu du XIXe siècle déjà, dans le hameau Saint-Eloi au Plessis-Piquet, le restaurant Au Grand Robinson, où les repas sont montés grâce à un système de poulie, a pignon sur rue.
La légende raconte que son créateur, l’industriel Joseph Gueusquin, fut inspiré à la suite de la lecture d’une version helvète du célèbre roman de Daniel Defoe, intitulée Le Robinson suisse (Johann David Wyss, 1812), dans laquelle une famille s’installe dans un arbre pour se protéger des animaux sauvages. Il faut dire que le caractère bucolique du Plessis-Piquet s’y prête particulièrement : forêt, étangs… aux portes de Paris, des bords de Seine et de Marne très fréquentés. Le village s’impose donc comme un nouvel espace où il fait bon de se retrouver, au calme, et de s’aimer.
On affirme en effet que Joseph Gueusquin eut le désir de concocter un nid, tenu par un excellent cuisinier, aux couples zonant en amoureux autour du parc de Sceaux.
Paraît-il que l’établissement était orné d’une peinture de Robinson, accompagnée de ces vers :
« Robinson ! Nom cher à l’enfance,
Que, vieux, l’on se rappelle encor,
Dont le souvenir, doux trésors,
Nous reporte aux jours d’innocence ! »
On dit même que toute l’élite royale et aristocratique s’y pressait. Ainsi, le succès de ce troquet niché dans un arbre, devenu Le Vrai Arbre de Robinson en 1888 pour se différencier de la concurrence, est tel que s’ouvre ensuite une myriade de restaurants et de guinguettes le long de la rue Malabry. Le repaire romantique se mue ainsi en lieu de fêtes, d’amusements (balançoires, stands de tirs, courses d’ânes…), de bals voire de grivoiseries.
« Te rappelles-tu le jour de ma fête
Où tu m’emmenas rire à Robinson ?
Nous avions alors de l’amour en tête
Car nos cœurs chantaient la même chanson
J’avais mis, sachant que j’allais te plaire
Mon chapeau garni de roses pompon
Mon mantelet noir et la jupe claire
Que tu chiffonnas plus tard à Meudon »
Chanson Le voyage à Robinson, 1884. Paroles de Villemer-Delormel, musique de Lucien Collin.
On y célèbre également volontiers des mariages, au grand dam de certains.
« Aller à Robinson, un après-midi d'été, est une regrettable erreur. Y aller seul est une folie. Or j’y fus seul. La vie est un voyage qu’on ne fait bien qu’à deux, et pour parler de voyages moins longs, moins chers et moins ennuyeux que la vie, le voyage à l’Île d’Amour, par exemple, s’accommode de la solitude ; mais le voyage à Robinson ne se fait bien qu’à vingt-cinq ou trente.
(...)
Un autocar ou un char à bancs vous y transporte, dans un nuage de poudre blanche, aux cris de “Vive la Mariée !”. Justement une noce faisait son entrée au Vrai Arbre, accueillie par une java dont l’aigre mélodie me donna soif.
(...)
Danser ? Il n’y fallait pas songer. Un cavalier ne danse, à Robinson, que la cigarette aux lèvres, un chapeau de femme sur la tête. C’est incontestablement très chic, mais cela ne va pas à tout le monde. Je dus donc me contenter de regarder valser la noce. On distribue les grotesques coiffures de carton à fanfreluches. La mariée a sur la tête une haute couronne verte, pareille à une botte de poireaux. »
Les Modes de la femme de France, 29 juillet 1923
Cet engouement populaire conduite au changement de nom : Le Plessis-Piquet devient en 1909 Le Plessis-Robinson, en hommage au héros qui a fait la réputation de la commune, où l’on se presse pour rêver et se divertir.Pourtant, les années 1960 voient la fermeture progressive des guinguettes, jusqu’à leur extinction en 1976. Le Vrai Arbre de Robinson, qui a pris le nom de Robinson Village, s’éteint lui-aussi, après avoir accueilli Johnny Halliday et son univers rappelant davantage le Far West.
Iconographie : Source, gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.
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