Que dalle pour la tour Totem à Beaugrenelle

La tour Totem à Beaugrenelle, à Paris, par Andrault et Parat
FRONT DE SEINE - Récemment, l’architecte Michel Andrault s’en est allé rejoindre au ciel son compère Pierre Parat. Séjournent-ils au Paradis de l’immobilier ou sont-ils coincés dans les limbes, accusés d’avoir diablement conçus la tour Totem ? Cette œuvre maîtresse brutaliste, érigée sur la dalle Beaugrenelle en 1979, peine à rencontrer ses adeptes tandis que ses détracteurs continuent à la maudire.

La tour Totem à Paris (XVe), on la connaît comme « le gros cube » du Front de Seine. Comme « cette gigantesque morille de béton », « classée parmi les bâtiments les plus laids de Paris », dixit son résident Florent-Claude Labrouste, personnage principal du roman Sérotonine écrit par Michel Houellebecq (2019). En-dehors de ces vaines dépressions héroïques, pourquoi tant de haine ? Sa situation géographique, sa taille et sa forme semblent attirer les foudres de Satan.

L’emblème malheureux du « Petit New York »

On en revient d’abord à l’éternel adage de l’immobilier : la localisation, la localisation, la localisation. Or, par métonymie, on déteste souvent la tour Totem parce que l’on déteste son emplacement : Front de Seine, quartier Beaugrenelle (XVe), juchée sur une dalle située deux niveaux au-dessus du sol parisien « naturel ». Dans les années 1960-1970, cet urbanisme sur/de dalle, symbole de modernité et de sécurité tant décrié aujourd’hui, repose sur la séparation stricte des lieux pour travailler, habiter et circuler, selon les préceptes de la fameuse Charte d’Athènes (1933).                    

Après dix ans de conception et d’évolutions, les premiers bâtiments émergent en 1970 : les tours Keller, Seine et Compagnie bancaire (Hachette désormais) voient le jour. En tout, le Front de Seine accueille 20 immeubles de grande hauteur (IGH) indépendants, dont 14 à usage résidentiel (3 de logements locatifs sociaux), 4 à usage de bureaux et 2 hôtels. Pour certains, le quartier Beaugrenelle rappelle celui de Manhattan, d’où son surnom de « Petit New York ».
La tour Totem, édifiée de 1976 à 1979, fait partie de la phase finale d’aménagement de la dalle Beaugrenelle et est implantée au sein de l’ilot Cassiopée-Orion. En effet, René Galy-Dejean (né en 1932), président de la Société d’économie mixte d’équipement et d’aménagement du 15e (Semea 15, devenue PariSeine) sollicite l’agence Andrault & Parat (Anpar, créée en 1957) afin d’« instaurer une diversité d’écriture », selon les mots de Michel Andrault (1926-2020). Jusque-là, les architectes Henry Pottier (1912-2000) et Michel Proux avaient principalement été à l’œuvre sur le Front de Seine. 

❝ À BEAUGRENELLE, LA DALLE SUR LAQUELLE LES BÂTIMENTS SONT CONSTRUITS ÉLOIGNE SES HABITANTS DE LA VILLE ET REND LES TOURS INACCESSIBLES, AJOUTANT UNE TOUCHE DE FROIDEUR ET D’HOSTILITÉ À LEUR FORME. LES IMMEUBLES ONT, SEMBLE-T-IL, ÉTÉ POSÉS LÀ, SANS VISION D’ENSEMBLE, SANS COHÉRENCE, SANS ESTHÉTIQUE. ❞

Anne Hildago, Mon combat pour Paris, 2013

Paradoxalement, la tour Totem souffre d’un amalgame avec les autres IGH qui cohabitent avec elle sur la dalle Beaugrenelle. Alors qu’il a été justement conçu pour briser certaines conventions monotones, le projet de Michel Andrault (1926-2020) et de Pierre Parat (1928-2019) devient un emblème, aux yeux des non-initié.e.s (ou de politiques et politicien.ne.s initié.e.s !), de l’architecture verticale des seventies ayant défiguré durablement le paysage parisien. Dix ans plus tard, le célèbre autre monument de rupture qu’est la Pyramide du Louvre attirera les mêmes critiques avec, en plus, un pan complotiste qui court toujours.

La tour Totem, une géante à la taille de guêpe…

La réglementation des IGH impose alors aux architectes une base rétrécie – dite « taille de guêpe » – afin de désolidariser le bâtiment de son support, ce qui favorise la circulation piétonne dans et entre les ilots. L’autre contrainte est la hauteur, que la tour Totem respecte au taquet : maximum 100 mètres et 32 étages. Cet aspect de type « gratte-ciel » représente une autre raison du désamour envers ce bâtiment, alors même que tous les immeubles à usage résidentiel du Front de Seine affichent une telle verticalité à l’américaine. Seules les constructions à usage de bureaux sont plus bas. 
Pierre Parat affirmait lui-même ne pas aimer outre-mesure les tours, préférant la forme pyramidale (comme le Palais omnisports de Paris-Bercy, dont il est coauteur). C’est d’ailleurs sans doute pour cela que Galy-Dejean a pensé au duo, certain que les architectes allaient avec conviction s’affranchir des codes et jouer avec les lignes directrices du projet Beaugrenelle tout en s’y conformant. La première liberté prise est le choix de la structure apparente, du squelette à corps ouvert. Il s’agit de fûts porteurs et d’un noyau central en béton où se concentrent les ascenseurs et l’escalier (circulation verticales) et auquel se rattachent en diagonale des cubes de verre en volume le long de la façade, orientés à 45 °.

❝ ET À SES PIEDS SI JE ME SENS ÉCRASÉ, C’EST UNIQUEMENT PAR SA SPLENDEUR, SON MAGNÉTISME, SA MAJESTÉ ; UN « JE-NE-SAIS-QUOI » QUI FAIT D’ELLE LA PLUS BELLE, CELLE DONT L’IMAGE PERSISTE DANS MA MÉMOIRE COMME UN SYMBOLE D’ESTHÉTISME MODERNE. AVEC ELLE, JE FAIS CORPS. ❞

Édouard Lefort, « Top-modèle en scène sur podium », à propos de la tour Totem, blog La façade au carré, 2019

Andrault et Parat s’écartent ainsi du banal mur-rideau. Ils offrent aux deux façades miroir différentes, « tourmentées », de pétillants jeux de lumière variés grâce à l’axe des cubes, groupés par trois niveaux, habillés d’une serrurerie teintée en marron, et aux ouvertures et allèges recouvertes d’un ton doré. L’ensemble extérieur s’apparente à une sculpture, une grappe de raisins ou un arbre fruitier (qui n’est pas sans rappeler les Choux de Créteil) aux allures surréalistes : il n’est donc pas étonnant que la plaquette commerciale de la tour Totem ait été réalisée par l’excentrique Salvador Dalí (1904-1989), accompagnée d’un texte présentant le « Totem des totems ».

… qui butine des appartements aux vues exceptionnelles

La tour Totem est composé de 207 appartements de standing, de 33 m2  à 131 m2 environ, répartis en étoile, reflets des avancées de verre et de la forme octogonale du socle. Ce sont désormais, pour la plupart, des résidences principales. Les 8e, 16e et 24e étages disposent de terrasses de 5 m2 environ. Chaque logement bénéficie d’une double voire une triple orientation ainsi que d’une agréable vue sur la Seine. En témoignent les photographies d’annonces de ventes immobilières – bien que rares ! – trouvées sur le web. Alors que les à-priori sur ces tours non monolithes contribuent à galvauder l’idée que l’aménagement est complexe, les appartements de la tour Totem semblent modulables et optimisés. En effet, par exemple, les façades sont en réalité de faux murs-rideaux dont le nombre d’éléments porteurs est restreint, et sont composées à la fois de pleins et de vides. 

En outre, l’intérieur de la tour conserve son vernis original grâce à des restaurations fidèles. Le hall d’origine, accessible par la dalle, est scénographié telle une demeure moderne familiale (murs bleu et vert laqués, rideaux, canapés, carrelage au sol à petits carreaux noirs notamment) agrémentée d’œuvres d’art signées Yvette Vincent-Alleaume (1927-2011). Un second accès, par le quai de Grenelle, a ensuite été ajouté. 

L’autre critique attendue est celle du coût important des charges. C’est une réalité, comme pour tout IGH haut de gamme. Et ce d’autant plus que les prix de vente au m2 sont à l’évidence élevés : j’ai ainsi repéré un 3 pièces de 96,1 m2 Carrez situé à l’avant-dernier étage de la tour proposé, fin 2019, à près de 11 500 €/m2, mais avec deux places de parking incluses. Le montant des charges est estimé autour de 650 €/mois.
La rénovation, dans le respect de l’ouvrage initial, peut également constituer un nécessaire fardeau inhérent aux immeubles brutalistes, qui utilisent massivement le béton. Notons par la même occasion que cette caractéristique ne suffit pas pour intégrer ce mouvement, souvent associé aux divers « fiascos architecturaux » de certains HLM, dus surtout à un défaut d’entretien. Les monuments brutalistes doivent inviter à partager une proposition artistique, et obéir à des critères précis.

La tour Totem de Michel Andrault et Pierre Parat est la seule qu’ils aient conçues pour un projet sis Paris intra-muros, et la première au profit d’un promoteur. Les façades et les décors du hall jouissent désormais du label « Architecture contemporaine remarquable ». Achevés en 2017, les travaux engagés sur la dalle Beaugrenelle contribuent sans nul doute à redorer le blason de ce bâtiment grâce au déploiement, notamment, d’espaces de nature en ville. Là encore, le duo légendaire était visionnaire puisqu’il prônait l’introduction de surfaces végétalisées au sein des grands projets urbains.

Pour les curieux

Dossier Référence « La tour Totem, Michel Andrault et Pierre Parat », AMC n° 272, octobre 2018
Éloge de la tour Totem, « Top-modèle en Seine sur podium », blog La façade au carré ou la Chronique d’un promeneur sur l’architecture parisienne
Entretien avec Pierre Parat, 2012

Voir mon tableau Tour Totem sur Pinterest

Iconographie : Tour Totem, ©Julien Chatelain sur Flickr. Licence CC BY-SA 2.0. Photographie recadrée. Canon EOS 450D EF-S18-135mm f/3.5-5.6 IS.

L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.

3 commentaires sur “Que dalle pour la tour Totem à Beaugrenelle

  1. Bonjour, très bon article sur une des tours les plus emblématiques. A quand un livre relatant ce quartier en proposant une fiche sur chaque tour, avec photos d’époque et plans. J’en rêve.

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