Une mosaïque sur la pierre d'hier et d'aujourd'hui
Le choc de la destruction puis du contraste architectural entre les deux complexes hôteliers marque encore la mémoire collective. L’Hôtel Ruhl représente en effet un symbole, à plusieurs égards : implantation sur la Promenade des Anglais ; luxe et volupté de la grande bourgeoisie voire de la noblesse itinérante de la Riviera ; expression d’un architecte local mythique, Charles Dalmas (1863-1938), particulièrement présent sur la Côte d’Azur.
L’histoire de l’Hôtel Ruhl est indissociable de celle de la fameuse Promenade des Anglais. L’aménagement de ce site promis à un bel avenir connaît un tournant important en 1844, lorsque le Camin dei Inglès, municipalisé, est prolongé jusqu’aux Beaumettes, à l’ouest ; il prend alors sa dénomination définitive. Onze ans plus tard, la Promenade est élargie à 8 m et voit pousser son premier hôtel, l’Hôtel Victoria. L’épopée de l’hôtellerie niçoise commence véritablement.
L’Hôtel Ruhl naît des ruines de l’Hôtel des Anglais. Construit vers 1860, en bord de mer, cet hôtel luxueux de voyageurs affichent de singulières allures exotiques qui satisfont en particulier le goût des colons britanniques. Les clients hivernants au long court y réservent des appartements, profitant ainsi d’un climat clément. Néanmoins, malgré le confort de cet établissement (cabinets de toilettes, chauffage à vapeur, ascenseur hydraulique) et les agrandissements successifs, la mode change et les exigences se font plus pointues. Comme à Paris l’été – le Paris-Nice est mis sur rail en 1864 –, l’élite internationale aime se retrouver en terrasse des cafés, d’où elle peut observer le ballet mondain dansant sur la Promenade, achevée en 1904.
À cet égard, le géopolitologue Franck Debié (né en 1966) fait remarquer que la promenade maritime apparaît comme une nouvelle forme urbaine venant remplacer le jardin de plaisir. Jusque-là, la riche bourgeoisie paie l’entrée à ce type de parc réservé pour accéder à « un mélange de curiosités (fausses ruines, peintures en trompe-l’œil, rocailles, miroirs), débits de boisson, pistes de danses, boutiques, jeux d’argent et spectacles (concerts, feux d’artifices) ». Or, la promenade niçoise propose de telles festivités variées grâce à ses casinos dès 1867, dont celui de la Jetée-Promenade (1891) avec son restaurant, ou encore au Cercle de la Méditerranée (1872). Sans oublier le passage des attelages liés aux courses de l’hippodrome du Var depuis 1869, les carnavals, les batailles de fleurs et les frivolités des jardins publics (en particulier, extensions du jardin Albert-Ier, situé en face du Ruhl).
Les mutations urbaines et des sociabilités mondaines nécessitent une adaptation de l’activité hôtelière : vient le temps des palaces et de la spéculation foncière. Les premiers établissements de cette sorte sont édifiés à la toute fin du XIXe siècle sur la colline du Carabacel-Cimiez. On ne loue plus des appartements, mais des chambres grandioses et un personnel asservi. Ainsi, la Société générale des entreprises d’hôtels, derrière laquelle se cache une association de capitaux à l’initiative de l’homme d’affaires Henri Ruhl (1882-1955), achète l’Hôtel des Anglais. Audacieux, il n’en est pas à son coup d’essai sur la Côte d’Azur ; il projette l’érection d’un monument gigantesque non pas sur les hauteurs de la ville mais près de l’embouchure du fleuve Paillon.
Charles Dalmas est l’architecte de l’Hôtel Ruhl et des Anglais (nommé ainsi à ses débuts), inauguré en 1913. L’enfant du pays, revenu chez « la fiancée du soleil » après des études parisiennes, a déjà livré en janvier 1911, également sous l’égide de Henri Ruhl, le Carlton de Cannes. L’extérieur des deux géants se ressemble d’ailleurs, avec leurs deux dômes et leurs avancées. De fait, la façade est davantage conventionnelle et se rapproche de celle des immeubles de rapport de la Capitale. Dalmas répète à l’envie cette enveloppe-type à l’ordonnancement classique. Cela aboutit à une certaine homogénéité caractéristique de l’architecture hôtelière azuréenne, harmonie élevée au rang de l’élégance et du raffinement absolus, contre les inquiétantes innovations ornementales.
1. Nice Côte d’Azur – Hôtel Ruhl. Carte postale. Source : Archives Nice Côte d’Azur.
2. Façade sur la Promenade des Anglais.– 3. Détail de façade. Entrée de la descente à couvert.– 4. Détail d’un des grands côtés du hall.– 5. Le hall.– 6. La grande salle à manger.– 7. Plan du sous-sol.– 8. Plan du rez-de-chaussée.– 9. Plan des étages. « L’Hôtel Ruhl à Nice », La Construction moderne, janvier 1927. © BMVR de Nice.
10. et 11. Menu du repas du Réveillon, le 25 décembre 1935. Source : collection de la bibliothèque municipale de Dijon.
En outre, Dalmas opte pour un intérieur de style « Louis XVI moderne », mêlant différentes inspirations bourboniennes, tout en l’adaptant à la douceur de vivre niçoise. Considéré comme indémodable, cet esthétisme rassure car il est familier à la haute bourgeoisie qui fréquente ces palaces.
Parmi les éléments notables se distingue d’abord la salle de restaurant, parallèle à la Promenade des Anglais (image n° 6) : dimensions exceptionnelles (16 m x 40 m), magnifique vue mer grâce à de grandes baies, arcades soutenues par des colonnes et des pilastres en marbre de Sienne, coupoles tels de brillants voiles de soie, tribune pour l’accueil d’un orchestre et, cerise sur le gâteau, ouverture sur une splendide terrasse plein sud.
Continuons notre parcours remarquable avec le hall central (images n° 4 et n° 5) et sa coupole-verrière grandiose (18 m x 12 m), accessible par une galerie ouverte ornée de colonnes ioniques. Pensé à l’origine pour le repos des clients, ce hall fait office à partir de 1924 de salle de thé et des fêtes. Il est orné de panneaux décoratifs dotés de glaces, de menuiseries en acajou et propose des niches intimistes. Côté rue Halévy, une spacieuse salle munie d’un bar américain fait le bonheur des clients.
Les cinq étages distribuent 300 coquettes chambres, de style Louis XVI, Louis XIV et des frères Adam, qui bénéficient toutes d’un oriel ou d’un grand balcon. Leur agencement, basé sur un vestibule ouvrant sur une salle de bains et la chambre proprement dite, est perceptible de l’extérieur. 50 autres chambres, moins fastueuses, complètent le palace.
À l’instar de nombre d’hôtels, le Ruhl subit les affres de la Première Guerre mondiale ; les voyages des élites sont limités, et la Révolution russe de 1917 prive la Côte d’Azur d’une importante clientèle. De plus, l’attrait pendant la saison d’hiver bat de l’aile : les séjours se raccourcissent, tandis que les Américains commencent à prendre pied plutôt l’été. Or, la Promenade des Anglais n’est pas adaptée au tourisme estival, car il y fait bien trop chaud ! L’ouverture à l’année des palaces dans les années 1920-1930, l’édification du colossal Palais de la Méditerranée sur la Prom’ (par Dalmas père et fils, 1929) ainsi que l’appétit des Anglais pour les sports nautiques maintiennent un certain intérêt et une ambiance festive. Mais la crise de1929 finit d’achever des établissements déjà fragilisés, dont le célèbre Excelsior Hôtel Regina (1935). Avec les lois sociales, c’est aussi le début de la chute d’un système qui repose sur le dévouement sans faille d’une myriade d’employé.e.s.
Autre phénomène qui contribue à la perte de l’Hôtel Ruhl : les progrès de l’automobile, à cause de laquelle les voies de circulations sont élargies au dépens des espaces verts et de la tranquillité des piétons. La Promenade, réaménagée, prend des airs de Beach boulevard ou de parkway* ; un paysage relativement pittoresque s’efface au profit d’un panorama plus standardisé, bruyant, surpeuplé. Les marinas et les demeures de l’arrière-pays niçois incarnent dès lors le privilège du calme.
Sous le joug allemand pendant l’Occupation, l’Hôtel Ruhl est ensuite sous séquestre. Pendant les Trente Glorieuses, le développement du tourisme de masse, favorisé par les congés payés, conduit les hôteliers et l’ensemble des professionnels de la Côte d’Azur à diversifier les activités proposées. L’entre-soi mondain n’est donc plus ce qu’il était, ce qui affaiblit encore l’économie du Ruhl. Dès la fin des années 1950, la transformation voire la démolition de ce palace, à l’architecture considérée comme futile, est actée dans le cadre d’une expropriation pour cause d’utilité publique.
Aujourd’hui, l’emplacement garde sa destination hôtelière, avec la construction du Méridien, moderne hôtel de luxe 4 étoiles qui a définitivement enterré le « Louis XVI moderne » et une certaine idée du luxe à la française.
Enfin, je finis en vous proposant quelques instants historiques de la vente aux enchères du mobilier de l’Hôtel Ruhl, présentés par… France Gall !
* Le parkway est « un tissu continu d’espaces verts, de parcs à l’anglaise et de voies plantées, reliant les quartiers résidentiels des grandes métropoles » (Isabelle Gournay, « Influence américaine sur l’environnement routier français », Monuments historiques, n° 134, 1984).
Pour les curieux
➽ Candidature de Nice à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco (site dédié)
➽ Publication du colloque « Tradition et grandeur de l’hôtellerie de luxe de la Côte d’Azur », 2013
➽ Michel Steve, « L’architecture hôtelière sur la Riviera », Recherches régionales, n° 123, 1993
➽ Franck Debié, « Une forme urbaine du premier âge touristique : les promenades littorales », Mappemonde, 1/1993
➽ Michel Steve, « L’architecture niçoise de 1870 à 1914 », Cahiers de la Méditerranée, n° 43, 1/1991
Voir mon tableau L’Hôtel Ruhl à Nice sur Pinterest
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Plongez, toujours en bord de mer, dans l’histoire du Gallic à Dinard, trop souvent mal aimé car mal compris
L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.
Ping : Le Gallic : le phénix dinardais – Les miscellanées de l’immobilier
Bonjour
Très bel article, la vidéo donne des frissons, merci.
Par contre vous écrivez : Contrairement à d’autres, l’Hôtel Ruhl n’est pas reconverti en immeuble de logements. C’est inexact ! Mes grands parents, mes parents et moi même avons vécu dans le Ruhl, alors, justement qu’il était converti en appartements . C’était des appartements de grand luxe, ma famille y était concierge, nous avions un logement en bas et un dans les chambres de bonnes du dernier étage où il y avait été crée plusieurs appartements.
Je pense que cette précision a son importance, en tous cas merci.
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Bonjour Marine,
Un grand merci pour votre commentaire et votre précision. J’ai donc dû lire une information erronée ! Je vais corriger cela. J’en profite pour vous demander : disposez-vous de photographies de l’intérieur du Ruhl ? Vous souvenez-vous de l’ambiance qui y régnait ? Cela m’intéresserait beaucoup de recueillir votre témoignage de la vie au Ruhl. Merci encore de l’attention portée à cet article.
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je vais voir avec ma mère si elle a des photos
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