Géants et mégalithes de l’île de Pâques : une architecture rituelle mal connue

L'architecture rituelle des statues géantes sur l'île de Pâques, moai et ahu
PÂQUES OU LES LIMBES DU PACIFIQUE – L’île de Pâques, en Polynésie orientale, abrite de célèbres statues anthropomorphes géantes. Moins connu : certaines d’entre elles font partie intégrante de constructions rituelles qui témoignent d’une architecture temporaire, dont les fonctions ne sont pas clairement définies. Et ce en contradiction avec l’idée répandue que ces sculptures et ces édifices aient été dressés pour tutoyer l’éternité.

Selon la légende, l’explorateur hollandais Jakob Roggeveen (1659-1729) aurait découvert cette terre lointaine – nommée « Rapa Nui » par ses habitants – un dimanche de Pâques, le 5 avril 1722. La monumentalité des statues, les moai, ainsi que la singularité des podiums qui les supportent, les ahu, frappent alors les marins. Le mystère est né, face à l’incompréhension. À partir des années 2000, de nouvelles études archéologiques ont contribué à changer le regard sur ces ouvrages considérés trop souvent comme les exceptions d’une culture matérielle peu développée.

Des ahu près des sources de (sur)vie

Territoire volcanique de 164 m2, l’île de Pâques est occupée depuis l’an 1000 environ, peut-être quelques siècles plus tôt. Les plates-formes mégalithiques, ahu (définition : p. 23), sont érigées entre le XIIIe et le XVIIIe siècle. Elles constituent une forme dérivée d’architecture rituelle commune à d’autres îles de la Polynésie orientale, même si l’île de Pâques se distingue par le nombre important de monuments (près de 300). Des chemins ont été tracés pour transporter certaines statues en bois ou en pierre, moai (« image », définition : p. 23), réalisées dans les carrières du volcan Rano Raraku et destinées à surplomber ces ahu. L’ensemble forme ainsi un ahu-moai ; le ahu est parfois précédé d’une terrasse de galets naturels de basalte (poro, définition : p. 23) et/ou est entouré d’une enceinte, marae

Érigés le long des côtes, les ahu sont situés à proximité des ressources indispensables à la survie des habitants, particulièrement isolés. En effet, cette implantation ne semble pas être justifiée par la présence des matières premières nécessaires à leur construction, ni celles utiles à la fabrication des outils. En revanche, d’une part, la mer fournit la nourriture ; d’autre part, les terrains propices à l’agriculture ainsi que la présence de sources d’eau douce influenceraient le choix de l’emplacement.
La patate douce forme alors la base de l’alimentation végétale des premiers bâtisseurs, à laquelle s’ajoutent la canne à sucre, l’igname et le taro des terres arides. Galets, roches et rochers procurent des nutriments, en même temps qu’ils captent l’humidité et protègent du vent. Or, l’eau douce est extrêmement rare sur l’île.

Les fonctions des ahu encore débattues

Il est admis que ces ahu et ahu-moai représentent sans doute des lieux de rassemblement communautaire dans le cadre d’activités rituelles des clans. Ces traditions sont certainement associées à des cultes et à des cérémonies, en particulier celle du hani hani (définition : p. 23), qui consiste à disperser de la poudre rouge volcanique. Les ahu pourraient être des sanctuaires en hommage aux dieux qui auraient délégué aux habitants la gestion de l’île. Néanmoins, le lien avec des rites davantage laïcs fait l’objet d’âpres discussions. 

Pour certain.e.s, les ahu serviraient de marquage territorial affichant le contrôle et/ou l’héritage des ressources si prisées, dans un contexte de croissance de la population et de modification de l’environnement. Ils représenteraient ainsi la compétition et la concurrence pour l’exploitation de l’eau douce en particulier. Dans le même esprit, les surplus de patates douces feraient office de monnaies d’échange pour soutenir financièrement l’élévation des ahu et l’acheminement des moai : ils symboliseraient la mainmise de l’élite sur les ressources.
D’ailleurs, plusieurs chercheurs rapprochent le développement des terrains cultivés de la poussée de ces monuments. Les individus de rang supérieur seraient dès lors fortement impliqués rituellement dans l’intensification de l’agriculture et dans sa direction. Pour d’autres, les ahu signaleraient les baies riches en nourritures marines et exprimeraient un moyen de contrôle visuel de l’accès à ces aliments.

Une architecture polynésienne volontairement éphémère 

Sur l’île de Pâques, les archéologues ont constaté le déplacement de nombre d’ahu, démontrant ainsi des abandons, des relèvements de plates-formes, des superpositions, des démontages partiels, des récupérations, des recyclages, des séquençages importants, selon un schéma bien établi. Le phénomène des sculptures géantes, des énigmatiques podiums, des étranges terrasses et enceintes serait beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît : ces destructions/reconstructions ne sont pas réservées à une période précise, mais au contraire elles caractérisent l’histoire de cette civilisation disparue, tandis que les étapes rituelles se côtoient. Les terrasses de galets sont notamment toujours démantelées avant l’abandon d’un site ; la cérémonie systématique du hani hani est organisée à un moment précis de la détérioration naturelle de l’édifice, plusieurs années après son délaissement.

Il est probable que la durée d’utilisation de chaque ahu soit inférieure à un siècle, soit trois générations au maximum : les monuments n’étaient donc pas destinés à assurer la pérennité d’un ancrage spatial. Mais il est possible que les mouvements des enceintes figurent l’élargissement des clans, au fil de l’évolution démographique, et donc les mutations d’appartenance des terres. Chaque pierre pourrait incarner un membre de la famille.

Une autre cause de ces migrations serait l’alternance excluante des ahu et des cultures sur des espaces proches : les constructions servent-elles, symboliquement ou non, à amender les terrains ? Les cultes interdisent-ils le contact du divin et du travail agricole, du divin et de l’agitation due à l’entretien des champs ? 

De nos jours, les architectes doivent composer avec cette architecture littorale atypique, classée Patrimoine mondial de l’Unesco, et aux particularités environnementales, sociales, de l’île de Pâques. Cela est d’ailleurs l’objet du cours « System Rapa Nui – Superstudio 2018 », auquel participent les étudiants de la faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC) de Lausanne.

Pour les curieux

DiNapoli RJ, Lipo CP, Brosnan T, Hunt TL, Hixon S, Morrison AE, et al. (2019), Rapa Nui (Easter Island) monument (ahu) locations explained by freshwater sources 

Nicolas Cauwe, Dirk Huyge, Johnny de Meulemeester, Morgan de Dapper, Wouter Claes, Dominique Coupé, Alexandra de Poorter,  « Vie et mort de monuments cultuels sur l’île de Pâques », Anthropologica et Prrehistorica, 117, 2006, 89-114 

➽ Nicolas Cauwe, « Cérémonie de fermeture des autels à statues de l’île de Pâques », Industria Apium, L’archéologie, une démarche singulière, des pratiques multiples

Voir mon tableau « Île de Pâques » sur Pinterest

L’AUTRICE
Bonjour ! Je suis Lolita Gillet. Éditrice spécialisée en immobilier et études urbaines, je souhaite partager avec vous ces fragments de cultures et de pensées. Soyez libres de réagir, pour enrichir ces modestes chroniques d’une passionnée.

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